• Triangle de la mort: Quand le rêve tourne au cauchemar

    L'Economiste Avril 2006
     
    · Des victimes par centaines à Khouribga, Kelaâ des Sraghna et Béni Mellal

    · Véritable plaque tournante de l’émigration clandestine


    «Moi aussi, si je trouve un moyen, je n’hésiterais pas. Je partirais dès demain!». Ce n’est pas un jeune téméraire qui exprime ainsi sa décision à gagner, lui aussi, coûte que coûte, le Vieux Continent. Mais, une jeune veuve de Boujaâd.
    La trentaine environ, Loubna(1) porte le deuil de son mari même si elle n’a pas encore la confirmation officielle de son décès. A près de deux mois du naufrage de la barque qui transportait son mari avec 35 autres personnes, Loubna attend que sa dépouille soit rapatrié. Dans ce qui tient lieu de salle de séjour dans la maison de sa belle-famille, dans ce vieux quartier de Boujaâd à quelque 50 kilomètres de Khouribga, Loubna raconte son calvaire.
    Comme d’autres familles de victimes, elle a multiplié les tentatives pour avoir le cœur net sur le décès de son mari. En vain. Hormis les informations glanées auprès des rescapés de ce naufrage, survenu près des côtes espagnoles selon eux le 19 février dernier, rien.
    Emmitouflée, de pieds en cap, dans ses vêtements blancs de deuil, Loubna fixe obstinément le sol pour cacher ses yeux larmoyants. Elle explique calmement son désir de quitter, elle aussi, pour l’Italie. «J’ai maintenant à charge un fils de 10 ans et qui doit, en plus, être opéré sans tarder de l’œil. Pensez-vous que j’y arriverai avec pour uniques ressources l’aide de ma sœur et de ma belle-sœur résidant en Italie». Et d’ajouter, «figurez-vous que dernièrement mon fils m’a demandé si le passeur ne pouvait pas l’emmener à la place de son père!».
    Mais plus frappant encore: le cas de ces parents qui consentent à «confier» leurs enfants à des passeurs. L’on trouve de plus en plus de mineurs parmi les people boat potentiels, affirme ce jeune avocat à Khouribga. Le drame, s’indigne-t-il, c’est que leurs parents savent pertinemment que de l’autre côté, leurs enfants vont tomber entre les mains de mafieux qui ne s’embarrasseront d’aucun scrupule pour les enrôler dans les filières de drogue ou de mendicité ou encore de prostitution.
    «Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse? Oui, mon petit-fils qui n’a pas encore franchi ses 15 ans vient de passer de l’autre côté. Nous n’avons pas d’autre choix”, se lamente cette vieille femme dans ce bidonville de Khouribga, habituée depuis longtemps à tendre la main aux passants. Dans ce bidonville de «Kellala» à Boujaâd, (son nom, Kellala, rappelle l’ancien métier de ses habitants dans la fabrication de jarres en terre cuite), à voir les gens traîner les pieds, il est facile de deviner que tout le monde ici a «migré» mentalement. Jeunes et moins jeunes, hommes et femmes, actifs ou chômeurs… tous sont habités par la même flamme: émigrer dans le Vieux Continent, précisément l’Italie. Un pays qui semble incarner, pour eux, une sorte de «terre promise» où ils doivent parvenir quels que soient le prix et les risques. Cet état d’esprit est, comme le souligne les responsables de l’Association des amis et familles des victimes de l’émigration clandestine (AFVIC), un dénominateur commun entre les habitants de cette plaque tournante d’émigration (Khouribga, Kalaâ des Sraghna et Béni-Mellal), désormais désignée sous le nom évocateur du «triangle de la mort». Ces gens sont convaincus que, pour eux, il n’y pas d’autre choix: «la fortune ou la mort», explique Paco, chargé de la communication à l’Afvic et qui parle en connaissance de cause. D’ailleurs, le surnom Paco qui lui colle désormais est le prénom d’un Espagnol qui, dit-il, l’aurait secouru. Lui aussi a caressé le rêve d’émigrer depuis l’adolescence. Il avait alors 22 ans et avait contraint sa mère, dont il est fils unique, à emprunter la somme nécessaire: 30.000 dirhams. Son rêve a failli tourner à la tragédie suite à un naufrage et sa mère en garde encore des séquelles psychiques. Mais pourquoi veulent-t-ils tous partir? Et pourquoi des parents et familles endeuillés, qui pour la plupart attendent encore le rapatriement des cadavres de leurs fils, consentent-ils à répéter le même «sacrifice» avec d’autres membres?
    «C’est notre destin, une fatalité», lance philosophiquement un chauffeur de taxi à Khouribga. Comme beaucoup de ses confrères, il est intarissable dès que le sujet de l’émigration est abordé. «Dans ces coins marginalisés, nous sommes tous comme dans une grande salle d’attente où chacun attendrait son tour pour tenter sa chance», dit-il. Pas donc de répit tant qu’on a pas foulé de ses pieds la terre italienne, ajoute-t-il. L’idée s’exacerbe à l’occasion de promesses de régularisation comme quand l’Italie a décidé de le faire pour 4.000 dossiers (quota du Maroc dans le cadre d’un total de 170.000 dossiers à régulariser).
    Le cas de Mustapha(2), ce fils de Boujaâd de 27 ans est à ce sujet éloquent. A son actif trois tentatives ratées pour gagner l’Europe en empruntant la voie classique pour arriver en Espagne. La dernière lui a valu une fracture de jambe. «Je me suis cassé la jambe en sautant de la remorque du camion où je me cachais». Sans cet accident, déplore ce père d’une fillette de 4 ans, il serait à l’heure qu’il est en Europe.
    Mustapha qui avoue avoir dépensé jusque-là plus de 120.000 dirhams ne baisse pas les bras. Actuellement, il est en négociation avec un passeur pour un autre essai. «J’ai déjà la somme qu’il faut. Cette fois-ci, c’est plus sûr et moins risqué: j’aurai un contrat». Tant d’acharnement alors que Mustapha n’est pas vraiment dans le besoin: Il vit d’un petit commerce qu’il mène entre Casablanca et Nador. «Mais cela ne marche plus comme avant».
    C’est aussi ce que pense son frère, Saïd, dont la petite menuiserie ne serait plus aussi rentable que par le passé. En tout cas, pas assez à ses yeux, pour lui permettre de mener le même train de vie que ses anciens collaborateurs et apprentis-menuisiers. «Allez voir tous ces apprentis que je payais parfois moins de 600 dirhams/mois. A peine un an qu’ils sont en Italie, qu’ils roulent déjà dans de luxueuses voitures», lance-t-il avec amertume. Et d’ajouter, «à moins d’émigrer, je ne pourrais jamais accéder à ces belles maisons qui restent fermées à longueur d’année».
    Le fait qu’il y ait une victime, voire plusieurs dans la famille, comme c’est le cas pour Saïd et Mustapha, ne les empêche pas de tenter l’expérience à plusieurs reprises. Plus que la pauvreté, explique Khalil Jemmah, président de l’Afvic, ce sont, en effet, les success-stories des «anciens» qui expliquent cette ténacité à réussir son projet d’émigration. L’ascension sociale rapide d’anciens migrants fait fantasmer voisins, familles et amis. Normal, puisque, comme le soutient-on, beaucoup, partis de rien, sont parvenus, en peu de temps, à se hisser au plus haut niveau de la hiérarchie sociale. «Certains évoluent aujourd’hui dans le cercle fermé de l’élite politique de la région», soutiennent des responsables de la société civile. On parle même de certains présidents de communes qui auraient été au départ d’anciens passeurs. «Au lieu d’être inquiétés, ces anciens passeurs jouissent de tous les privilèges que leur permet leur nouveau statut et surtout leur manne de devises», déplorent des militants associatifs.
    C’est dire qu’au fond, avec de telles «réussites», rien ne peut dissuader un clandestin de partir. Ni les drames humains multiples, ni le durcissement des mesures de surveillance, encore moins les sommes exorbitantes exigées par les passeurs ou les arnaques dont ils sont souvent victimes.
    Comment peut-il en être autrement, lorsqu’on sait que cette région a une longue tradition d’émigration et que l’idée de «brûler» berce les esprits depuis la petite enfance. C’est ce que confirment d’ailleurs les conclusions d’une enquête menée en 2001 par l’Afvic auprès des jeunes de la région. «L’idée de migrer apparaît dès l’enfance et continue à se développer jusqu’à sa concrétisation».
    Et contrairement à ce que l’on pourrait croire, les candidats au départ ne se recrutent pas uniquement parmi les laissés-pour-compte, ces jeunes sans diplôme et sans emploi. L’envie de s’expatrier tenaille tout aussi bien ceux qui ont une situation professionnelle. Cette catégorie sociale veut à son tour s’installer sous d’autres cieux et améliorer son quotidien et celui de sa progéniture. Les récits des rescapés d’épisodes macabres semblent renforcer les people boat potentiels dans leur projet d’émigration. Des familles pleurent toujours les victimes du naufrage des embarcations qui tentaient de passer par la Tunisie, d’autres attendent encore le retour de leurs fils qui croupissent dans les geôles de la Libye. Des victimes par centaines, voire milliers, comme l’affirme l’Afvic, mais qui n’altèrent pas l’obstination des habitants de ces régions.

    Khadija EL HASSANI
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    (1) et (2) Les prénoms ont été modifiés


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