• TELQUEL MAROC

    A Khouribga, on rêve d'Italie. Alors on fait confiance à des rabatteurs, à des passeurs, tous peu scrupuleux. Puis, contrat de travail bidon en poche, on vient s'entasser devant le consulat d'Italie, dans l'attente du visa…

    Dans la cohue qui anime les abords du consulat d'Italie, dans le très chic quartier Gauthier de Casablanca, un jeune candidat à l'émigration pour le pays de Berlusconi, de Baggio et des spaghettis, jubile de bonheur. Après une journée d'attente épuisante, il semble, d'un coup, avoir retrouvé toutes ses forces et tient à annoncer vite la grande
    nouvelle. “Allo Lwalida, c'est bon je l'ai eu, j'ai eu mon visa !”, hurle-t-il dans son portable, sous le regard envieux de tous ceux qui, comme lui, ont opté pour fuir le plus beau pays du monde. Hamid fera ainsi partie des 4000 Marocains qui, en 2006, auront droit au précieux sésame, grâce à un contrat de travail qu'ils auront pu décrocher, soit avec l'aide de proches déjà installés en Italie qui les recommandent habituellement à leur propre patron, soit comme Hamid et la plupart des autres, en ayant recours à des “passeurs” qui les leur procurent à 60 000, voire 90 000 DH/pièce. Cela représente une activité tout à fait profitable pour ceux qui tirent les ficelles. “Grâce à la sensibilisation faite par les médias depuis 2001, les candidats à la patera venant du milieu urbain ont dorénavant peur de s'y risquer. Ainsi ceux qui en ont les moyens se rabattent de plus en plus sur les contrats de travail”, analyse Khalil Jemmah, président de l'Association des familles des victimes de l'immigration clandestine (AFVIC).

    Une flopée de rabatteurs au triangle de la mort

    Que Khouribga soit la plaque tournante de ce trafic n'est un secret pour personne. Ici la ville regorge de rabatteurs et tout le monde peut vous en désigner au moins un. C'est le cas de ce chauffeur de taxi qui nous communique à notre arrivée déjà, deux numéros de téléphone, nous précisant, avant de nous lâcher dans la nature, qu'il en a d'autres en réserve au cas où. Paco, ce jeune militant de l'AFVIC qui doit son surnom à l'Espagnol qui l'a repêché alors que sa patera coulait, nous le confirme à son tour. Les rabatteurs ont fait leur QG de quelques cafés bien connus et trois d'entre eux sont d'ailleurs attablés dans le même que nous. A longueur de journée, ils reçoivent les candidats au départ, principalement des gens du “triangle de la mort” que forment Khouribga, Béni Mellal et Kelaât Sraghna. Rien de bien compliqué, ils n'ont même pas besoin de démarcher, tellement la demande est importante. “J'ai à ce jour 25 personnes sur ma liste d'attente”, se vante ce rabatteur, l'air très fier, avant d'ajouter : “mais je donne toujours la priorité à la famille et à ceux qui, à mes yeux, seront capables de payer. Comme je suis de la région et que je connais beaucoup de monde, je peux savoir rapidement qui est solvable et qui ne l'est pas. Ce qui est compliqué, c'est quand je reçois des étrangers, là on ne sait pas à qui on a affaire”.

    Habituellement les candidats comptent sur leurs parents et proches pour réunir de quoi payer le voyage. D'autres se tueront à la tâche pendant des années sans avoir la certitude de pouvoir y arriver. C'est le cas d' Amine. Ce serveur travaille depuis quatre ans, tous les jours de la semaine pour la modique somme de 900 DH. Il en a à peine mis 15 000 de côté à ce jour. Il est encore bien loin du compte, et, à ce rythme-là, il pourra accéder à son rêve dans une dizaine d'années ! D'après ce responsable associatif khouribgui, “cette situation est dramatique puisqu'elle pousse de plus en plus de jeunes, irréprochables à ce jour, à se lancer dans la vente de drogue ou la contrebande pour espérer y arriver plus rapidement”. Et c'est au rabatteur qu'incombe également la mission de récolter l'argent. “On touche 5000 à 10 000 DH d'avance, le reste lorsque le visa est délivré”, souligne cet autre semsar, nous avouant au passage qu'il se fait en moyenne 5000 DH par opération et que son ultime but, à peine avoué, est de partir en Italie pour devenir à son tour “passeur”.

    Un réseau de passeurs pour fouler le sol italien

    Comment alors les passeurs arrivent-il à dénicher ces précieux contrats ? Il faut savoir que ces hommes et femmes (oui, il y aurait des femmes dans le milieu), originaires surtout du triangle Khouribga - Béni Mellal -Kelaâts Sraghna , sont non seulement impliqués dans toutes sortes de trafics (voitures, drogue, falsification) mais sont installés depuis assez longtemps en Italie pour pouvoir connaître les rouages de leur pays d'adoption. Grâce à un réseau de connaissances bien établi, ils arrivent à entrer en contact plus facilement avec des patrons, essentiellement dans le domaine de la construction et de l'agriculture, des gens en difficulté financière ou tout simplement désireux de faire des profits supplémentaires. “Nous leur proposons de nous vendre des contrats légaux en bonne et due forme : ça peut aller d'un seul à une vingtaine chez le même propriétaire. En contrepartie nous leur promettons que personne ne viendra travailler chez eux : ils n'auront qu'à résilier les contrats quelques jours voire quelques semaines après que leurs “pigeons” auront foulé le sol italien”.

    Il est très clair, de l'aveu de nombreuses personnes déjà parties en Italie de cette manière, que le contrat n'est qu'un moyen pour accéder au pays. “La plupart de ceux que je connais, ne se sont jamais rendus sur leur lieu de travail et ont disparu dans la nature. Quant à ceux qui, comme moi, se sont présentés chez leur patron, ils l'ont regretté : c'était pire que de l'esclavage, un travail que les Italiens refusent de faire”, nous avoue Mohamed. Une chose est sûre : le passeur peut gagner de l'argent, beaucoup d'argent, même si l'un d'eux souligne que “les patrons italiens sont de plus en plus gourmands. Ils savent que leurs contrats sont très recherchés au Maroc, alors ils en profitent pour faire de la surenchère. Un contrat qu'on achète habituellement à 15 000 DH peut grimper jusqu'à 25 000”, ce qui laisse une marge on ne peut plus confortable pour celui qui, comme notre interlocuteur, réalise entre 20 et 40 opérations par an. Si les nouveaux dans le milieu gagnent beaucoup moins, de nombreux passeurs ont pu acheter des maisons à leur famille restée au Maroc, ouvrir des cafés impressionnants … On parle même d'une personnalité politique de la ville qui doit son statut actuel à son passé… de passeur.

    Les rêveurs entre escrocs et semsara gourmands

    D'autres escrocs lorgnent également ce marché en se faisant passer pour des rabatteurs. “Généralement ce sont des types qui ont perdu leur patera en mer et qui se retrouvent sans rien. Ils veulent se refaire une santé, empochent des avances à droite et à gauche et disparaissent dans la nature”, nous raconte Paco. D'autres auraient même réussi à fourguer de faux vrais contrats à de nombreux rêveurs d'un monde meilleur. “Un type qui avait déjà donné une avance de 15 000 DH a perdu la tête quand il a su que le contrat qu'on lui a vendu est un faux. Aujourd'hui, il traîne dans les rues sans même savoir comment il s'appelle”. On ne peut alors s'étonner de constater l'extrême méfiance qui entoure ce milieu à tel point qu'on entend de plus en plus souvent ce conseil: “Il ne faut pas se fier à un rabatteur ou à un passeur, même si c'est ton père”.

    Quant aux plus chanceux, ils attendent en moyenne près de trois mois pour que le contrat de travail se retrouve entre leurs mains. Explication d'un rabatteur gourmand : “Je ne peux pas rentrer au Maroc avec un seul contrat en ma possession, j'attends d'en avoir un minimum pour que ce soit rentable, mais ça ne dépasse pas les trois ou quatre mois d'attente”, répond ce passeur. Pourtant, pour tous ces acheteurs de rêve qui se voient déjà à Rome ou à Milan, une autre aventure commence et pas la moindre mais cette fois-ci, c'est au quartier Gauthier, à Casablanca, devant le consulat d'Italie.


    Visa. Et vogue la galère !

    Le parcours du combattant se poursuit donc pour décrocher le visa tant convoité. Le demandeur devra non seulement batailler fort pour se faire une place sur la rue Jean Jaurès (très souvent à coups de bakchich), réunir et traduire des documents qui n' en finissent pas (les traducteurs se frottent les mains à l'occasion), mais également attendre trois à six mois pour avoir une réponse, le temps que les autorités italiennes puissent faire les vérifications nécessaires. “En gros, ils vérifient l'authenticité du contrat, si le patron et sa société existent réellement et s'ils sont en règle”, explique un intermédiaire, au consulat. Le cas échéant, la demande est tout simplement refusée.

    Mehdi Sekkouri Alaoui
    Source : TelQuel

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  • "Le h’rig est une soupape pour le système"

    Antécédents
    Khalil Jemmah (Militant associatif,
    fondateur de l'AFVIC)
      1970.Naissance à Khouribga
      1994.Diplômé en commerce à Bruxelles
      2000.Retour à Khouribga, ouvre son cabinet d’assurances
      2002.Fondateur de l’Association des familles et amis des victimes de l’émigration clandestine (AFVIC)
      2003.Crée l’Economica Institut, pour l’économie sociale
      2004.Accuse l’OCP de discrimination

    Smyet bak ?

    Salah Ben Mohamed.

    L’agent OCP 94521 ?
    Exactement. L’agent qui a purgé 29 ans de sa vie à l’OCP. 29 ans de soumission dans un régime militaire.

    Calmez-vous Si Jemmah, c’est grâce à ce régime que votre papa a fait de vous un grand assureur aujourd’hui !
    Ça pouvait se faire sans la soumission. Une entreprise qui se respecte doit privilégier la motivation et le mérite plutôt que la servitude et la sanction.

    Ou n’ta malek ?
    Le 4 décembre 1970, ma mère, enceinte, s’est présentée à la clinique OCP pour accoucher. On lui a alors demandé le grade de son mari pour lui allouer la chambre qui sied à son rang social. C’est le premier acte de discrimination sociale dont j’ai été victime.

    Portez plainte !
    C’est une action que nous coordonnons avec différentes associations de droits de l’enfant. La démarche de l’OCP est contraire à la déclaration universelle des droits de l’enfant, dont le Maroc est signataire. Cette dernière stipule qu’un enfant ne doit pas subir de discrimination à cause des activités de ses parents.

    Smyet mok ?
    Khadija Scadi.

    Nimirou d’la carte ?
    Q 142 360.

    Un assureur prospère à la tête d’une association de harraga, ça fait louche… Qu’est-ce qui vous fait courir ?
    La peur que mes filles aient, un jour, besoin de faire leur vie ailleurs, loin de moi - comme plusieurs membres de ma famille - ou de périr au large comme ces milliers de jeunes chaque jour. C’est un sentiment de hogra qui me fait courir, une ferme volonté de changer les choses, de parler au nom des morts.

    L’État a récemment lancé une campagne contre l’émigration clandestine, y avez-vous pris part ?
    Non et c’est malheureux. Pourtant, les membres de l’AFVIC sont des experts agréés auprès du Conseil de l’Europe, qui les consulte régulièrement. C’est une campagne qui se trompe de message. Elle veut faire peur aux candidats, mais ça ne sert à rien, ils sont tous conscients du risque. Il faut, au contraire, leur donner de l’espoir.

    Que le pays n’offre peut-être pas finalement…
    Ce sont les ambitieux qui partent. Le h'rig est une soupape de sécurité pour le système. Il faut peut-être bloquer cette soupape et pousser les gens à réclamer leurs droits, à se bouger, au lieu de partir.

    Le système encourage le h’rig ?
    L’émigration est la première source de revenus du pays, mais c’est de l’argent stérile. Les nouvelles générations n’envoient plus autant. Comment fera-t-on dans 50 ans, sans l’argent des émigrés ? C’est un modèle économique dangereux.

    Vous montez une école privée qui prétend faire de l’économie sociale, c'est nouveau, ça !
    C’est un centre de formation de militants économiques, d'opérateurs qui, nous l'espérons, investiront dans leur région. Comme nous n’arrivions pas à avoir de fonds, nous avons dû mobiliser des fonds privés. C'est une initiative de l'AFVIC.

    Il ne manquait plus que ça, demander à des bailleurs de fonds associatifs de financer une affaire privée !
    Ce n’est pas une affaire privée. Les étudiants qui ne peuvent payer les frais de scolarité, d'environ 300 DH par mois, ne le font pas. Les écoles privées de commerce coûtent 10 fois plus cher !

    Si demain vous rencontrez le roi, que lui demanderez-vous ?
    Ce que les morts auraient aimé lui demander : nous soutenir pour faire du Maroc un espace de réalisation et des Marocains des citoyens de plein droit.

    Des sujets non ?
    Nous revendiquons le statut de citoyen ?

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  • TELQUEL MAROC
    (DR)
    Vous défendez les clandestins, hier Marocains, aujourd’hui Subsahariens. Que pensez-vous du drame que ces derniers vivent aux frontières maroco-espagnoles et maroc-algériennes ?
    Entendons-nous bien, le Maroc, comme tous les états du Sud, est juste un pays de transit. Il est à ce titre victime du phénomène. Et quand ce n’est pas le Maroc, c’est l’Algérie ou la Tunisie. Le royaume a été victime de pressions étrangères, et c’est la réaction des sécuritaires qui a été à l’origine du drame. Rien ne justifie que l’on jette des êtres humains dans le désert. A fortiori quand on sait que les frontières maroco-algériennes sont fermées. C’est comme si on envoyait les gens à la mort, tout simplement..

    N’est-ce pas, aussi, une faillite des politiques marocains ?
    Les politiques ont été absents, comme d’habitude. Seule la société civile essaie de faire contre-poids aux sécuritaires. Mais les conséquences restent avant tout politiques. Nous avons alerté nos autorités du risque qu’il y a à abandonner les clandestins (récupération par la Minurso, par le Polisario ou l’Algérie). Mais rien n’a été fait.

    Disposez-vous d’un bilan des pertes humaines dans les rangs des clandestins ?
    Il n’y a aucun bilan officiel, mais nos estimations font état d’au moins trente immigrés morts de soif et d’épuisement dans le désert marocain.

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  •  

    Pourquoi partent-ils tous ?
    MAROC - 27 février 2005 - par PAR JACQUES BERTOIN

    Trois millions de Marocains sont aujourd'hui expatriés
    : 86 % d'entre eux dans les pays de l'Union
    européenne, 9 % dans le monde arabe et 5 % en
    Amérique. Ce sont donc plus de trois millions de
    personnes qui ont été déposées sur « l'autre rive »
    après s'être laissé emporter par les « flux
    migratoires », expression contemporaine désignant un
    immémorial exil. Un Marocain sur dix, au moins, vit
    aujourd'hui à l'étranger. Et chaque année, ce sont
    encore plus de 100 000 candidats au départ qui se
    mêlent aux touristes dans les ports et les aérogares
    du Maroc, pour ne pas dire sous les camions et sur ses
    plages. Aucun grand pays, dans l'Histoire, n'a subi
    une hémorragie d'une telle importance, sur une aussi
    longue période.
    Changer de lieu, faute de pouvoir changer le monde.
    Parfois au péril de sa vie. Pour ne pas revenir. Sauf
    en vacances, quand les circonstances s'y prêtent. Ou
    en rêve. Parce qu'on n'a pas oublié, quand on est «
    là-bas », qu'on sera toujours « d'ici », parce qu'on a
    conservé sa nationalité d'origine, qu'on n'a pas rompu
    les liens avec la famille, que résonnent encore les
    rumeurs de la médina et qu'on a, sur la langue, le
    goût du tajine ou du thé à la menthe...

    Concernant les premières vagues de l'émigration, on
    peut encore comprendre : l'Occident, qui avait besoin
    de chair à canon pour ses guerres et d'ouvriers pour
    ses usines, a jeté ses filets sur des populations
    démunies, raflées dans les villages du Sud avec la
    complicité de rabatteurs locaux. Plus tard, la misère
    des agriculteurs victimes de la sécheresse, le chômage
    des jeunes que l'exode rural a jetés dans les rues des
    villes, la répression policière qui sévissait durant
    les « années de plomb », le sous-équipement des
    hôpitaux, le manque de maîtres dans les écoles
    publiques et plus généralement le différentiel de
    richesse existant entre le Maroc et l'Europe prospère
    des « Trente Glorieuses » se sont chargés d'alimenter
    une émigration qui n'a pas faibli malgré la fermeture
    progressive des portes de la « forteresse Schengen ».

    Mais aujourd'hui ? Incontestablement, plusieurs de ces
    causes subsistent. Toutefois, elles ne sauraient
    suffire à elles seules à justifier la persistance
    d'une telle pression migratoire. Comment expliquer en
    effet, dans un pays jouissant désormais, au contraire
    de tant d'autres, d'une paix civile durable, où la
    population bénéficie d'une liberté d'expression
    enviable, où le débat démocratique s'est largement
    ouvert et où tous les indicateurs économiques ne sont
    pas dans le rouge, que le désir d'émigrer y confine
    encore si souvent à l'obsession ? Parmi les jeunes de
    moins de 30 ans interrogés en 2001 par l'AFVIC
    (Association des familles et victimes de l'immigration
    clandestine), la quasi-totalité de ceux ne disposant
    pas d'un revenu stable (94 %), la plupart des lycéens
    (82 %) et une majorité d'étudiants (54 %) ont déclaré
    qu'ils avaient « l'idée d'aller vivre en Europe ».

    Une autre manière de nommer ce « syndrome du départ »
    qui frappe désormais, au Maroc, l'ensemble de la
    population. Non seulement les plus défavorisés, mais
    aussi les coeurs à prendre, la classe moyenne des
    diplômés (il est bien connu que les ingénieurs
    informaticiens de l'École Mohammedia se sont exilés
    par promotions entières), voire les négociants nantis
    qui vendent leurs biens avant de s'expatrier, les
    intellectuels et les artistes qui s'en vont donner
    ailleurs la pleine mesure de leur talent ou les
    professeurs qui occupent au Canada les chaires des
    universités francophones.

    Qu'ont-ils, ceux-là, qui les pousse à fuir à tout prix
    la terre où ils sont nés ?

    Moins telle ou telle raison objective que des
    sentiments, à commencer par cette conviction qu'une
    unique clé, le visa, est susceptible de déverrouiller
    leur vie dans une société marocaine à jamais bloquée.
    La culture de l'émigration se nourrit de toutes les
    peurs - l'inévitable triomphe des islamistes, sinon le
    chaos annoncé d'une explosion sociale -, de tous les
    fantasmes - avivés sans répit par les télé-réalités
    étrangères -, de toutes les rancoeurs - vis-à-vis
    d'une hiérarchie injuste, ou seulement d'un rival
    chanceux - et de toutes les humiliations subies au
    pays du « Makhzen ».

    En fin de compte, c'est la singularité marocaine
    elle-même qui alimente les départs, conçus non plus
    comme le passage d'un territoire à un autre, mais
    comme la fuite hors d'un espace clos vers un ailleurs
    supposé sans limites. Un horizon bordé par la mémoire,
    les retours estivaux et une bonne conscience qui se
    mesure en devises... Par Jacques Bertoin


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  • L'Economiste Avril 2006
     
    · Des victimes par centaines à Khouribga, Kelaâ des Sraghna et Béni Mellal

    · Véritable plaque tournante de l’émigration clandestine


    «Moi aussi, si je trouve un moyen, je n’hésiterais pas. Je partirais dès demain!». Ce n’est pas un jeune téméraire qui exprime ainsi sa décision à gagner, lui aussi, coûte que coûte, le Vieux Continent. Mais, une jeune veuve de Boujaâd.
    La trentaine environ, Loubna(1) porte le deuil de son mari même si elle n’a pas encore la confirmation officielle de son décès. A près de deux mois du naufrage de la barque qui transportait son mari avec 35 autres personnes, Loubna attend que sa dépouille soit rapatrié. Dans ce qui tient lieu de salle de séjour dans la maison de sa belle-famille, dans ce vieux quartier de Boujaâd à quelque 50 kilomètres de Khouribga, Loubna raconte son calvaire.
    Comme d’autres familles de victimes, elle a multiplié les tentatives pour avoir le cœur net sur le décès de son mari. En vain. Hormis les informations glanées auprès des rescapés de ce naufrage, survenu près des côtes espagnoles selon eux le 19 février dernier, rien.
    Emmitouflée, de pieds en cap, dans ses vêtements blancs de deuil, Loubna fixe obstinément le sol pour cacher ses yeux larmoyants. Elle explique calmement son désir de quitter, elle aussi, pour l’Italie. «J’ai maintenant à charge un fils de 10 ans et qui doit, en plus, être opéré sans tarder de l’œil. Pensez-vous que j’y arriverai avec pour uniques ressources l’aide de ma sœur et de ma belle-sœur résidant en Italie». Et d’ajouter, «figurez-vous que dernièrement mon fils m’a demandé si le passeur ne pouvait pas l’emmener à la place de son père!».
    Mais plus frappant encore: le cas de ces parents qui consentent à «confier» leurs enfants à des passeurs. L’on trouve de plus en plus de mineurs parmi les people boat potentiels, affirme ce jeune avocat à Khouribga. Le drame, s’indigne-t-il, c’est que leurs parents savent pertinemment que de l’autre côté, leurs enfants vont tomber entre les mains de mafieux qui ne s’embarrasseront d’aucun scrupule pour les enrôler dans les filières de drogue ou de mendicité ou encore de prostitution.
    «Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse? Oui, mon petit-fils qui n’a pas encore franchi ses 15 ans vient de passer de l’autre côté. Nous n’avons pas d’autre choix”, se lamente cette vieille femme dans ce bidonville de Khouribga, habituée depuis longtemps à tendre la main aux passants. Dans ce bidonville de «Kellala» à Boujaâd, (son nom, Kellala, rappelle l’ancien métier de ses habitants dans la fabrication de jarres en terre cuite), à voir les gens traîner les pieds, il est facile de deviner que tout le monde ici a «migré» mentalement. Jeunes et moins jeunes, hommes et femmes, actifs ou chômeurs… tous sont habités par la même flamme: émigrer dans le Vieux Continent, précisément l’Italie. Un pays qui semble incarner, pour eux, une sorte de «terre promise» où ils doivent parvenir quels que soient le prix et les risques. Cet état d’esprit est, comme le souligne les responsables de l’Association des amis et familles des victimes de l’émigration clandestine (AFVIC), un dénominateur commun entre les habitants de cette plaque tournante d’émigration (Khouribga, Kalaâ des Sraghna et Béni-Mellal), désormais désignée sous le nom évocateur du «triangle de la mort». Ces gens sont convaincus que, pour eux, il n’y pas d’autre choix: «la fortune ou la mort», explique Paco, chargé de la communication à l’Afvic et qui parle en connaissance de cause. D’ailleurs, le surnom Paco qui lui colle désormais est le prénom d’un Espagnol qui, dit-il, l’aurait secouru. Lui aussi a caressé le rêve d’émigrer depuis l’adolescence. Il avait alors 22 ans et avait contraint sa mère, dont il est fils unique, à emprunter la somme nécessaire: 30.000 dirhams. Son rêve a failli tourner à la tragédie suite à un naufrage et sa mère en garde encore des séquelles psychiques. Mais pourquoi veulent-t-ils tous partir? Et pourquoi des parents et familles endeuillés, qui pour la plupart attendent encore le rapatriement des cadavres de leurs fils, consentent-ils à répéter le même «sacrifice» avec d’autres membres?
    «C’est notre destin, une fatalité», lance philosophiquement un chauffeur de taxi à Khouribga. Comme beaucoup de ses confrères, il est intarissable dès que le sujet de l’émigration est abordé. «Dans ces coins marginalisés, nous sommes tous comme dans une grande salle d’attente où chacun attendrait son tour pour tenter sa chance», dit-il. Pas donc de répit tant qu’on a pas foulé de ses pieds la terre italienne, ajoute-t-il. L’idée s’exacerbe à l’occasion de promesses de régularisation comme quand l’Italie a décidé de le faire pour 4.000 dossiers (quota du Maroc dans le cadre d’un total de 170.000 dossiers à régulariser).
    Le cas de Mustapha(2), ce fils de Boujaâd de 27 ans est à ce sujet éloquent. A son actif trois tentatives ratées pour gagner l’Europe en empruntant la voie classique pour arriver en Espagne. La dernière lui a valu une fracture de jambe. «Je me suis cassé la jambe en sautant de la remorque du camion où je me cachais». Sans cet accident, déplore ce père d’une fillette de 4 ans, il serait à l’heure qu’il est en Europe.
    Mustapha qui avoue avoir dépensé jusque-là plus de 120.000 dirhams ne baisse pas les bras. Actuellement, il est en négociation avec un passeur pour un autre essai. «J’ai déjà la somme qu’il faut. Cette fois-ci, c’est plus sûr et moins risqué: j’aurai un contrat». Tant d’acharnement alors que Mustapha n’est pas vraiment dans le besoin: Il vit d’un petit commerce qu’il mène entre Casablanca et Nador. «Mais cela ne marche plus comme avant».
    C’est aussi ce que pense son frère, Saïd, dont la petite menuiserie ne serait plus aussi rentable que par le passé. En tout cas, pas assez à ses yeux, pour lui permettre de mener le même train de vie que ses anciens collaborateurs et apprentis-menuisiers. «Allez voir tous ces apprentis que je payais parfois moins de 600 dirhams/mois. A peine un an qu’ils sont en Italie, qu’ils roulent déjà dans de luxueuses voitures», lance-t-il avec amertume. Et d’ajouter, «à moins d’émigrer, je ne pourrais jamais accéder à ces belles maisons qui restent fermées à longueur d’année».
    Le fait qu’il y ait une victime, voire plusieurs dans la famille, comme c’est le cas pour Saïd et Mustapha, ne les empêche pas de tenter l’expérience à plusieurs reprises. Plus que la pauvreté, explique Khalil Jemmah, président de l’Afvic, ce sont, en effet, les success-stories des «anciens» qui expliquent cette ténacité à réussir son projet d’émigration. L’ascension sociale rapide d’anciens migrants fait fantasmer voisins, familles et amis. Normal, puisque, comme le soutient-on, beaucoup, partis de rien, sont parvenus, en peu de temps, à se hisser au plus haut niveau de la hiérarchie sociale. «Certains évoluent aujourd’hui dans le cercle fermé de l’élite politique de la région», soutiennent des responsables de la société civile. On parle même de certains présidents de communes qui auraient été au départ d’anciens passeurs. «Au lieu d’être inquiétés, ces anciens passeurs jouissent de tous les privilèges que leur permet leur nouveau statut et surtout leur manne de devises», déplorent des militants associatifs.
    C’est dire qu’au fond, avec de telles «réussites», rien ne peut dissuader un clandestin de partir. Ni les drames humains multiples, ni le durcissement des mesures de surveillance, encore moins les sommes exorbitantes exigées par les passeurs ou les arnaques dont ils sont souvent victimes.
    Comment peut-il en être autrement, lorsqu’on sait que cette région a une longue tradition d’émigration et que l’idée de «brûler» berce les esprits depuis la petite enfance. C’est ce que confirment d’ailleurs les conclusions d’une enquête menée en 2001 par l’Afvic auprès des jeunes de la région. «L’idée de migrer apparaît dès l’enfance et continue à se développer jusqu’à sa concrétisation».
    Et contrairement à ce que l’on pourrait croire, les candidats au départ ne se recrutent pas uniquement parmi les laissés-pour-compte, ces jeunes sans diplôme et sans emploi. L’envie de s’expatrier tenaille tout aussi bien ceux qui ont une situation professionnelle. Cette catégorie sociale veut à son tour s’installer sous d’autres cieux et améliorer son quotidien et celui de sa progéniture. Les récits des rescapés d’épisodes macabres semblent renforcer les people boat potentiels dans leur projet d’émigration. Des familles pleurent toujours les victimes du naufrage des embarcations qui tentaient de passer par la Tunisie, d’autres attendent encore le retour de leurs fils qui croupissent dans les geôles de la Libye. Des victimes par centaines, voire milliers, comme l’affirme l’Afvic, mais qui n’altèrent pas l’obstination des habitants de ces régions.

    Khadija EL HASSANI
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    (1) et (2) Les prénoms ont été modifiés


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