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Pourquoi partent-ils tous ?
Pourquoi partent-ils tous ?
MAROC - 27 février 2005 - par PAR JACQUES BERTOIN
Trois millions de Marocains sont aujourd'hui expatriés
: 86 % d'entre eux dans les pays de l'Union
européenne, 9 % dans le monde arabe et 5 % en
Amérique. Ce sont donc plus de trois millions de
personnes qui ont été déposées sur « l'autre rive »
après s'être laissé emporter par les « flux
migratoires », expression contemporaine désignant un
immémorial exil. Un Marocain sur dix, au moins, vit
aujourd'hui à l'étranger. Et chaque année, ce sont
encore plus de 100 000 candidats au départ qui se
mêlent aux touristes dans les ports et les aérogares
du Maroc, pour ne pas dire sous les camions et sur ses
plages. Aucun grand pays, dans l'Histoire, n'a subi
une hémorragie d'une telle importance, sur une aussi
longue période.
Changer de lieu, faute de pouvoir changer le monde.
Parfois au péril de sa vie. Pour ne pas revenir. Sauf
en vacances, quand les circonstances s'y prêtent. Ou
en rêve. Parce qu'on n'a pas oublié, quand on est «
là-bas », qu'on sera toujours « d'ici », parce qu'on a
conservé sa nationalité d'origine, qu'on n'a pas rompu
les liens avec la famille, que résonnent encore les
rumeurs de la médina et qu'on a, sur la langue, le
goût du tajine ou du thé à la menthe...
Concernant les premières vagues de l'émigration, on
peut encore comprendre : l'Occident, qui avait besoin
de chair à canon pour ses guerres et d'ouvriers pour
ses usines, a jeté ses filets sur des populations
démunies, raflées dans les villages du Sud avec la
complicité de rabatteurs locaux. Plus tard, la misère
des agriculteurs victimes de la sécheresse, le chômage
des jeunes que l'exode rural a jetés dans les rues des
villes, la répression policière qui sévissait durant
les « années de plomb », le sous-équipement des
hôpitaux, le manque de maîtres dans les écoles
publiques et plus généralement le différentiel de
richesse existant entre le Maroc et l'Europe prospère
des « Trente Glorieuses » se sont chargés d'alimenter
une émigration qui n'a pas faibli malgré la fermeture
progressive des portes de la « forteresse Schengen ».
Mais aujourd'hui ? Incontestablement, plusieurs de ces
causes subsistent. Toutefois, elles ne sauraient
suffire à elles seules à justifier la persistance
d'une telle pression migratoire. Comment expliquer en
effet, dans un pays jouissant désormais, au contraire
de tant d'autres, d'une paix civile durable, où la
population bénéficie d'une liberté d'expression
enviable, où le débat démocratique s'est largement
ouvert et où tous les indicateurs économiques ne sont
pas dans le rouge, que le désir d'émigrer y confine
encore si souvent à l'obsession ? Parmi les jeunes de
moins de 30 ans interrogés en 2001 par l'AFVIC
(Association des familles et victimes de l'immigration
clandestine), la quasi-totalité de ceux ne disposant
pas d'un revenu stable (94 %), la plupart des lycéens
(82 %) et une majorité d'étudiants (54 %) ont déclaré
qu'ils avaient « l'idée d'aller vivre en Europe ».
Une autre manière de nommer ce « syndrome du départ »
qui frappe désormais, au Maroc, l'ensemble de la
population. Non seulement les plus défavorisés, mais
aussi les coeurs à prendre, la classe moyenne des
diplômés (il est bien connu que les ingénieurs
informaticiens de l'École Mohammedia se sont exilés
par promotions entières), voire les négociants nantis
qui vendent leurs biens avant de s'expatrier, les
intellectuels et les artistes qui s'en vont donner
ailleurs la pleine mesure de leur talent ou les
professeurs qui occupent au Canada les chaires des
universités francophones.
Qu'ont-ils, ceux-là, qui les pousse à fuir à tout prix
la terre où ils sont nés ?
Moins telle ou telle raison objective que des
sentiments, à commencer par cette conviction qu'une
unique clé, le visa, est susceptible de déverrouiller
leur vie dans une société marocaine à jamais bloquée.
La culture de l'émigration se nourrit de toutes les
peurs - l'inévitable triomphe des islamistes, sinon le
chaos annoncé d'une explosion sociale -, de tous les
fantasmes - avivés sans répit par les télé-réalités
étrangères -, de toutes les rancoeurs - vis-à-vis
d'une hiérarchie injuste, ou seulement d'un rival
chanceux - et de toutes les humiliations subies au
pays du « Makhzen ».
En fin de compte, c'est la singularité marocaine
elle-même qui alimente les départs, conçus non plus
comme le passage d'un territoire à un autre, mais
comme la fuite hors d'un espace clos vers un ailleurs
supposé sans limites. Un horizon bordé par la mémoire,
les retours estivaux et une bonne conscience qui se
mesure en devises... Par Jacques Bertoin
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